fredag 22 mars 2019

Ce sexe qui n'a plus de nom


Dans une lettre adressée aux Nations Unies, le gouvernement britannique a récemment recommandé de cesser d’utiliser le terme « femmes enceintes » et de le remplacer par « personnes enceintes », la raison étant que le mot « femmes » pourrait s’avérer offensant puisqu’il exclut les hommes enceints.

Et personne ne voudrait offenser qui que ce soit, n’est-ce pas ?

Nous cessons donc d’utiliser le mot « femme », car il est jugé insuffisamment inclusif, voire discriminatoire. Or, quiconque souscrit aux principes d’inclusion s’aperçoit rapidement que ceux-ci viennent de pair avec une nouvelle définition de ce qu’est le sexe.

Selon cette définition, qui commence à gagner du terrain sans avoir fait l’objet de réelles discussions, le sexe d’une personne ne résiderait pas dans son corps, mais dans sa tête. Plusieurs pays, dont la Norvège et la Grèce, ont déjà apporté des modifications législatives permettant aux personnes de choisir elles-mêmes leur sexe sur leurs cartes d’identité, et ce, sans qu’aucune chirurgie ne soit nécessaire. Selon un projet de loi suédois, cette politique s’appliquera bientôt aussi chez nous. Le Comité international olympique recommande aux athlètes de concourir sous le sexe de leur choix, à condition d’avoir préalablement vécu sous ce sexe depuis quatre ans et de présenter des niveaux hormonaux ajustés en conséquence. Le parti travailliste britannique a également publié de nouvelles directives concernant ses listes de candidatures réservées aux femmes, afin que toute personne qui s’identifie en tant que femme puisse s’inscrire sur ces listes.

Ce changement est généralement perçu comme progressiste : désormais, le sexe se réduira plus à la biologie et les personnes transgenres seront reconnues par la loi ! Or, poser le genre comme une question d’identité plutôt que d’idéologie a pour effet d’interrompre toute discussion avant même qu’elle n’ait lieu, malgré le fait qu’il s’agisse d’une question fondamentale pour la société. En effet, si la société dans son ensemble modifie la définition de ce qu’elle entend par « sexe », cela aura des conséquences pour toute la population. Qu’adviendra-t-il des statistiques sexospécifiques sur la violence et les salaires si l’on ne peut plus parler du sexe biologique ? Qu’adviendra-t-il de la notion d’homosexualité ? Qu’adviendra-t-il des endroits non mixtes comme les prisons, les vestiaires et les refuges pour femmes ? Oui, qu’entend-on réellement par « sexe » ?
Le dictionnaire de l’Académie suédoise définit la femme comme « une personne adulte de sexe féminin ». Pour savoir ce qu’est le sexe féminin, nous avons approché le Laboratoire de l’Université Karolinska, qui nous a indiqué qu’à l’exception des personnes nées avec des anomalies chromosomiques, « les femmes possèdent normalement deux chromosomes X, pour former la paire XX, tandis que les hommes possèdent un chromosome X et un chromosome Y, soit la paire XY ». Au fond, cette définition correspond à l’idéal féministe en matière d’égalité : la différence entre les sexes ne devrait se réduire qu’à cela et à rien d’autre. Ce n’est toutefois pas le cas. Dans notre société patriarcale, le sexe d’une personne est rattaché à plusieurs attentes : par exemple, l’on s’attend à ce qu’un homme ait une certaine apparence physique et qu’il se présente et se comporte d’une certaine manière, et nous avons des attentes différentes envers une femme. Ce sont ces rôles attribués selon le sexe de la personne que les sciences du genre ont justement désignés par le terme « genre », par opposition au sexe biologique.
La nouvelle définition vient renverser la situation : dorénavant, le sexe n’a plus une fonction de reproduction, mais bien celle d’une identité. Toutefois, cela ne signifie pas d’emblée qu’il s’agit d’un libre choix : selon certains médecins et transactivistes, l’identité sexuelle serait une essence qui existerait indépendamment de la socialisation et du corps. Julia Serano, transfemme, transactiviste et autrice, estime que certains aspects de la féminité sont « naturels et peuvent précéder la socialisation et exister en dehors du sexe biologique ». Il s’agit donc ici d’une définition idéaliste, au sens que c’est l’esprit qui a préséance sur le corps ; c’est donc l’impression qu’elle en a qui décidera du sexe d’appartenance d’une personne, et le corps devra être transformé en conséquence. D’ailleurs, on ne parle plus de changement de sexe, mais de chirurgie de confirmation du genre ou de chirurgie affirmative du genre. En effet, parler de « changement » de sexe suggère qu’il y avait préalablement un autre sexe du corps, alors que la personne qui confirme ou affirme son sexe ne permet à son corps que d’acquiescer face au bon sexe – celui qui réside dans sa tête.
Qui peut alors déterminer quel est réellement le sexe d’une personne ? Souvent, ces mêmes rôles de genre dont les féministes cherchent à se détacher sont ceux-là mêmes qui servent d’éléments probants pour affirmer qu’une personne appartient à un sexe plutôt qu’à un autre. Dans la revue médicale Läkartidningen, les médecins Louise Frisén, Per-Anders Rydelius et Arne Söder affirment que l’identité sexuelle est innée et que « 7 % des garçons sont perçus comme étant extrêmement efféminés et qu’un pourcentage un peu moindre de filles sont perçues comme étant extrêmement garçonnes ». Sérieusement, qu’est-ce que tout ça peut bien vouloir dire ? Qui recense et cartographie le comportement des enfants en fonction de leur sexe ?
L’organisation étatsunienne TransYouthProject affirme qu’un garçon qui aime bien les robes de princesse est « sexuellement dissonant » et devrait faire l’objet d’une enquête quant à son identité sexuelle. S’il veut aussi porter les cheveux longs, qu’il préfère jouer avec les filles et qu’il est attiré par les chaussures roses clignotantes, c’est qu’il est probablement une fille, à en croire cette organisation. Il pourrait alors recevoir comme traitement le bloqueur de puberté Depot Lupron à raison d’une injection musculaire tous les trois mois, ou encore recevoir dans le bras un implant d’Histrelin, qui libère des inhibiteurs de testostérone. Jusqu’à présent, le traitement était assujetti à un seuil d’âge minimum, mais de plus en plus de médecins voudraient voir ce seuil supprimé. Le parti politique Feministk Initiativ souhaite pour sa part que la limite d’âge soit abolie pour les chirurgies des organes sexuels et que « la volonté et le bien-être de l’enfant, avec le consentement d’un parent », suffisent à autoriser ces interventions.
Peu de gens vont nier qu’il existe des enfants qui pensent avoir une forte appartenance à l’autre sexe et qui sont inconfortables avec le rôle associé à leur sexe biologique, ou encore que grandir dans une société où les enfants qui dévient de la norme sont punis peut s’avérer extrêmement cruel. Quiconque en doute devrait prendre le temps de lire des biographies de personnes transgenres, comme celle de Mario Martino, publiée dans les années 70, ou encore celle de notre contemporaine Caitlyn Jenner. Elles y décrivent comment elles se sentaient mises à l’écart de la société ainsi que le sentiment de délivrance ressenti le jour où elles disent avoir retrouvé leur intégrité.
Cela soulève cependant plusieurs questions. Est-il éthique de modifier par chirurgie les organes sexuels d’enfants qui ne sont pas en âge de comprendre toutes les conséquences d’une telle opération ? Et cette attitude « progressiste » ne risque-t-elle pas d’instaurer une vision extrêmement conservatrice de ce qu’est le « sexe » – là où la société retirait auparavant des robes aux enfants porteurs d’un pénis, elle leur permet maintenant de porter la robe, mais leur retire leur pénis ? Les rôles de genre sont préservés, mais l’entrejambe doit disparaître. Or, l’idée qu’une personne dotée d’un pénis ne devrait pas porter de robe ne constitue pas une libération de la biologie, bien au contraire.
Le fait que le sexe devienne quelque chose que l’on peut définir soi-même a aussi engendré des conséquences inattendues : par exemple, des violeurs peuvent maintenant être incarcérés dans des prisons pour femmes, comme cela s’est produit en Angleterre, où Martin Ponting, condamné pour deux viols, s’est retrouvé incarcéré dans une prison pour femmes après une réattribution de sexe. Mais surtout, pouvoir redéfinir leur sexe a permis à des personnes nées hommes de progresser à pas de géant dans le monde des femmes. Dans les rings de boxe américains, la ligue de volleyball italienne et les courses cyclistes canadiennes, des personnes nées hommes concourent dans les catégories féminines.
En 2017, les championnats australiens d’haltérophilie ont été remportés par Laurel Hubbard, qui était un homme dix ans auparavant et qui concourait alors sous le nom de Gavin Hubbard. En tant qu’homme, Hubbard n’avait pas autant de succès, mais en tant que femme, elle a soulevé 19 kilos de plus que celle qui a pris la deuxième place. En 2015, Caitlyn Jenner a été nommée femme de l’année aux États-Unis, alors qu’elle était un homme seulement un an auparavant. La PDG la mieux payée aux États-Unis en 2013 était Martine Rothblatt, également née homme. Cependant, l’inverse est difficile à trouver. Peu de personnes nées femmes réussissent dans le monde des hommes. L’année dernière, le titre d’article le plus fréquent à propos d’un transhomme visait à annoncer qu’il était enceint.
Ce que cela adresse comme message aux femmes, c’est que pour réussir à atteindre le statut de femme de l’année, de femme la mieux payée de l’année, etc., nous aurions dû naître hommes. Or, c’est exactement ce que les femmes dénoncent depuis toujours, à l’exception près que nous pouvons maintenant être reléguées à la seconde place à l’intérieur même de notre propre groupe. Relancer la discussion à propos de ces enjeux est toutefois impossible, car parler des différences qui existent entre les personnes nées hommes et celles nées femmes – le fondement même du féminisme – est maintenant par définition considéré comme de la transphobie.
Les féministes accusées de transphobie sont la cible de pressions, de menaces de mort ou de viol, de boycottages et de congédiements. Les femmes lesbiennes qui ne veulent pas avoir de rapport sexuel avec des personnes dotées d’un pénis se font traiter de « transphobes » sur les réseaux sociaux anglo-saxons, car un pénis doit être considéré comme un « pénis féminin » s’il appartient à une transfemme. Les sportives qui soulèvent des objections relativement à des conditions déloyales se font dire qu’elles devraient se taire puisqu’elles bénéficient de « privilèges cisgenres » – comme si le fait de naître femme constituait un avantage.
Ces agressions sont souvent excusées par le fait que les personnes transgenres constituent un groupe extrêmement vulnérable, qui est hautement à risque de subir des violences et des crimes haineux et où le taux de suicide est important. Ce qui est absolument vrai. Nous nous trouvons toutefois ici en présence d’un phénomène étrange : bien que pratiquement tous les crimes violents et haineux commis contre les transgenres soient le fait d’hommes, ce sont les femmes qui en portent le plus souvent le blâme, et ce, pour avoir seulement osé écrire ou réfléchir à propos du concept de sexe. Tout le monde doit-il obligatoirement souscrire à l’idée que le sexe réside dans le cerveau afin d’éviter que certaines personnes se sentent mal à l’aise ? Cela ne fait aucun sens. Les personnes transgenres méritent le respect, doivent bénéficier de droits humains, et la violence à leur égard doit cesser, cela va de soi – mais cela ne revient pas du tout à dire que naître femme et le devenir à l’âge adulte est du pareil au même.
Si les corps n’ont pas d’importance, si l’éducation n’a pas d’importance, alors pourquoi le sexe aurait-il une importance ? Le sexe compris en tant que réalité matérielle et construit social est au centre du féminisme socialiste. Notre corps produit des spermatozoïdes ou des ovules peu importe ce que nous en pensons ou comment nous nommons la chose ; c’est d’ailleurs ce qui différencie le sexe de la race ou de l’ethnicité, qui sont des construits totalement dénués de signification en dehors du système de domination en place dans notre société.
Il est tout à fait possible d’imaginer une société où l’ethnicité n’aurait absolument aucune importance. Et il existe au sein d’une société autant d’ethnies que nous voulons bien en créer. Pourtant, l’ethnicité est traitée comme une caractéristique concrète et inébranlable dans le discours occidental contemporain. Qu’il suffise de se rappeler ce qui s’est passé lorsque les parents de Rachel Dolezal, présidente de la NAACP*, ont fait une sortie publique pour déclarer que celle-ci était blanche. Bien qu’elle ait vécu en tant que Noire pendant des années, qu’elle ait mené des recherches et donné des conférences sur la race noire, la population a été unanime sur un fait : elle « n’était » pas de race noire.
Mais d’accord. Supposons que l’on permette aux gens de choisir leur sexe, mais pas leur appartenance ethnique. Nous pourrons alors demander à nos enfants comment ils se sentent et nous assurer qu’ils et elles se retrouvent dans la bonne catégorie sexuelle, voire même créer davantage de catégories au besoin. Cela pourrait mener à une plus grande liberté pour tous. Mais une question demeure : comment nommer la moitié de l’humanité qui est née avec une paire de chromosomes X et qui a en commun le fait d’avoir une poitrine, un vagin, des menstruations et qui peut (habituellement) tomber enceinte ? Comment nommer ce groupe de personnes qui sont plus à risque de subir un avortement, de voir leurs organes génitaux mutilés, d’être privées de scolarité, violées, mariées alors qu’elles ne sont que des enfants et agressées sous leur propre toit, d’être payées un salaire inférieur, d’être victimes de harcèlement sexuel et de discrimination sur le marché du travail – comment devrions-nous appeler ces personnes ? Ne méritent-elles pas d’avoir un nom qui leur appartienne en propre ?